Vendredi 7 décembre. Ma mission, comme chaque jour que Dieu ne fait pas forcément mais où il y a école quand même, consiste à aller chercher ma petite fille Luna à l’école de Chailly. Elle est au CP et sort à 16h30 et des petites poussières. Je pars donc un peu avant 16h afin de me réserver une demie heure de lecture dans la voiture.
Je m’arrête au café pour jouer un pari sportif sur les matches de rugby du soir. Au bar, debout, trois hommes entre 40 et 50 ans discutent et parlent fort :
- Moi, ils commencent à me faire chier sérieusement avec leur grève et leur manifs, trois heures pour rentrer dans Paris ce matin..
- Moi, si c’était qu’ moi, j’enverrais les chars, on verrait bien si ils continueraient à tout casser..
- C’est sûr qu’ils profitent qu’ils sont en France, parce que en Chine ou en Russie, ils tireraient dans le tas, parce que là bas, ça rigole pas..
- J’ai vu à la télé, la semaine dernière en Irak, les militaires, ils ont tiré…300 morts d’un coup, ben ça, ça les a calmé..
Je prends le ticket que me donne le cafetier, le salue et sors. Montant en voiture, je repense aux propos pour le moins mesurés et très nuancés, tout à fait dignes des meilleurs réseaux sociaux, que je viens d’entendre. Bon. En revanche, c’est vrai que c’est pénible de ne pas pouvoir se déplacer – c’est un droit – quand on doit travailler ou même juste bouger. Les organisateurs, les syndicats ont beau expliquer qu’ils manifestent pour le petit peuple, c’est essentiellement ce petit peuple qui subit et que ces jours de grève perturbent. Et puisqu’il s’agit, selon les organisateurs, de montrer la colère des gens en faisant se rassembler le plus grand nombre possible de personnes, je me dis que le million de mécontents seraient tout aussi bien et tout autant s’ils se retrouvaient dans un lieu où personne ou presque ne serait gêné : sur le plateau des mille vaches, dans les immensités champêtres de la Beauce …On pourrait les compter tout autant, peut-être même mieux. J’ai en tête l’image du festival de Woodstock en août 1969, organisé à White lake, dans les montagnes. A la surprise générale, un demi-million de personnes s’y étaient rendues et on en parle encore 50 ans plus tard.
Alors que les manifs Bastille-République, il y en a tellement…
J’arrive sur le parking de l’école, je manœuvre et me gare en marche arrière comme toujours afin d’être prêt à bondir au cas où les Comanches décideraient subitement de passer à l’attaque.
Je recule le siège, chausse les lunettes et reprends ma lecture des forêts de Ravel. J’ai presque terminé, ce n’est pas inintéressant, le vocabulaire utilisé est précis, les tournures de phrases sont parfois un peu complexes mais en vérité cela ne m’intéresse pas beaucoup. S’il n’était pas question de Ravel, je crois même que cela ne m’intéresserait pas du tout. C’est un peu comme pour la plupart des films avec Belmondo : si on enlève Bébel, on peut circuler, il n’y a rien à voir. Je vais le finir néanmoins.
La cloche de l’église sonne la demie de seize heures. Luna aperçoit ma casquette et la maitresse lui donne le feu vert. En voiture, elle prend totote-doudou et s’enfonce dans son fauteuil. Il est rare qu’elle parle la première et quand elle répond c’est le plus souvent de manière laconique.
- Tu as passé une bonne journée ?
- Oui.
- Tu as appris un nouveau son ?
- O qui s’écrit pas avec un o
- Tu n’as pas eu froid à la récré?
- Non.
Et nous arrivons à la maison. On enlève les manteaux, il fait bon. Elle est toujours un peu fatiguée après sa journée d’école, il faut lui laisser le temps.
- Qu’est ce que tu veux comme goûter ?
Après un petit temps de réflexion, elle dit :
- Jambon, cornichon, pomme, yaourt caramel.
Elle semble encore tendrement dans les nuages. Je prépare le goûter. Elle me suit dans la cuisine et s’installe sur une chaise, près de moi. Dans son assiette, il y a déjà le jambon, le cornichon, le yaourt et je commence à éplucher la pomme. Elle me demande de lui donner les trognons pour en retirer les pépins. Je les lui passe au fur et à mesure.
- Qu’est ce que tu vas faire avec ces pépins ?
- Je sais pas.
Elle en confectionne un petit tas puis va chercher le personnage en plastique de petit ours brun qui tient un panier. Elle commence à inventer une histoire dans laquelle petit ours brun doit aller chercher les pépins et, sans le vouloir, en fait tomber quelques-uns par terre.
- Essaie de bien tous les ramasser, parce que je n’ai pas envie qu’il pousse un pommier au milieu de la cuisine !
- Il faudrait bien l’arroser.
- Oui, mais il prendrait toute la place. Tiens ça y est, ton goûter est prêt.
Elle goûte tranquillement tout en jouant avec son personnage. La dernière cuillerée de caramel avalée, elle va choisir un deuxième petit ours brun qu’elle me donne en disant que c’est le frère du premier – on disait que c’est son frère– et nous voilà parti au pays du petit plantigrade bleu, jamais à court de bêtises rigolotes.
Mamie arrive. Luna lui annonce que pour le repas de ce soir, elle a le choix entre des choux de Bruxelles ou des choux de Bruxelles (comme on peut le constater, en fin de semaine, le choix est souvent assez réduit). Elle choisit les choux et prend ma place dans le jeu de rôle. Un peu plus tard, un appel à ses parents et nous ramenons Luna chez elle.
Les choux seront d’abord blanchis quelques minutes dans de l’eau bouillante et cuits dans une seconde eau pour éviter les flatulences ou, comme on dit à partir de 2 ans, pour éviter les gros prouts. Je dois bien avouer que malgré ces saines précautions d’usage, flatulences il y eut, mais, tout comme les vacances au bord de la mer, c’était quand même bon.
La nuit passe, ponctuée par moments, comme il est précisé plus haut, de légères déflagrations sonores. Je ne rêve pas beaucoup cette nuit là et au matin, c’est ma chatte Boudoune qui me réveille brusquement en griffant la porte de la chambre. Je regarde l’heure, déjà 8h56. Je la suis dans l’escalier, elle semble étrangement pressée de sortir, je lui ouvre la porte et elle se précipite au dehors. Je referme, m’apprête à remonter quand, me retournant lentement, je découvre avec stupéfaction la cuisine dans un chaos indescriptible. Au beau milieu de la pièce, un énorme pommier a bel et bien poussé pendant la nuit, explosant les tomettes et égratignant les quatre murs au passage. Ses longues branches feuillues s’étalent sur le plafond et par endroits, des pommes d’un rouge écarlate complètent le tableau. Je suis ébahi.
Je décide d’appeler Luna pour lui annoncer l’extraordinaire nouvelle. Sa maman décroche, elle me la passe :
- Luna, tu sais ce que je viens de trouver dans la cuisine ?
- Euh…un pommier
- Mais… comment tu as deviné ?
- Bah, tu me l’as dit hier au goûter. Bon je te laisse, je suis en train de regarder le Grizzly et les lemmings sur France 4, trop drôle.
- … ?!?!
Je raccroche sans quitter des yeux l’arbre fantastique que je vais sûrement devoir bien arroser.
Décembre 2019